« Sasha grandit », nous avait confié l’un de ses entraîneurs, un air de mystère et d’impuissance dans la voix, pendant la Finale du Grand-Prix à Turin. Sasha avait terminé troisième. Comme à Graz, aux Championnats d’Europe, six semaines plus tard.
Alexandra Trusova, deux fois Championne du Monde Juniors (en 2018 et 2019), celle par qui la révolution quadristique est arrivée. Depuis lors on l’attendait avec impatience sur les patinoires seniors, qu’elle devait inévitablement dominer de la tête et des épaules. Elle est arrivée avec la détermination et la candeur un peu crâne qu’on lui connaît.
Sasha maîtrise tous les quads (à l’exception du boucle), ainsi que le triple Axel : « J’ai toujours voulu réussir des sauts que personne ne savait faire. Je veux juste m’améliorer, le basique ne me suffit pas. Vous savez, je préfère avoir le contenu technique le plus chargé : avec des éléments moins difficiles, je fais des bêtises … ajoute-t-elle en riant. Mon programme comporte 4 quads. J’aimerais bien en faire 5. Mon entraîneur m’a dit : ‘d’accord, pour le fun’. On est resté à quatre pour réduire le risque ».
Sasha est la plus authentique, la moins sophistiquée des trois Moscovites, les héroïnes de cette saison avortée. « On me surnomme ‘la Princesse des Dragons’, sourit-elle. Quelqu’un m’a dit que je ressemblais à Daenerys et m’a envoyé une photo d’elle en me disant que je devrais patiner sur ce rôle. Résultat, on a choisi la musique de Games of Thrones pour mon libre ! ».
Sasha est nature, cash. Pas de mimiques ou de poses avec elle. Elle ne joue ni aux grandes, ni aux sophistiquées. Elle part toujours en compétition avec Tina, l’une de ses chiennes. « Lana, l’autre, reste à la maison avec Chloé, le chat. En fait, Lana est bien mieux éduquée que Tina, qui ne m’obéit pas toujours : c’est Lana qui apprend à Tina à mieux se comporter. Lana aimerait bien venir aussi … Quant à Chloé, c’est un chat, donc elle s’en fiche ! »
Aux Championnats d’Europe, Sasha a manqué le double Axel du programme court, puis le quad Lutz et le quad toe de son libre. Grandit-elle donc vraiment ? « Non, je n’ai pas grandi … Peut-être 1 cm, pas beaucoup … Je ne pense pas que cela puisse affecter mes sauts. Je ne crois pas que c’est un problème technique. C’est plutôt dans le mental. Je veux faire de mon mieux, mais parfois ça ne marche pas … ». « Dans le mental » : peut-être est-ce justement cela, grandir ; commencer à se poser des questions, là où auparavant le corps fonçait sans vraiment réfléchir. A s’interroger : en suis-je encore capable ? Questionner sa confiance en ce corps qui change (et pas seulement en taille). Devenir adulte, en quelque sorte ?
Devenir adulte pourtant ne l’effraie pas. « J’ai toujours voulu être une adulte, dit-elle. Mais quand je vois mon petit frère de 5 ans s’amuser à ne rien faire, je me dis que j’aimerais bien être comme lui … Quand je le lui ai dit, il m’a répondu : ‘oh non, c’est tellement ennuyeux, d’être petit ! Je veux vraiment devenir un adulte aussi !’ »
Alexandra Trusova a lancé la mode des quads dans l’Ecole d’Eteri Tutberidze. Son entraîneur nous l’annonçait déjà à Marseille, à la Finale du Grand-Prix, fin 2016. Sasha avait 10 ans, elle n’était pas encore sortie à l’international. Ses comparses l’ont suivie dans sa quête de quads, les Kostornaia, Cherbakova, Valieva … Et puis la planète s’est embrasée.
Si en effet son corps et son esprit se transforment, la question est posée : comment passera-t-elle son adolescence ? Fera-t-elle comme Elizaveta Tuktamysheva, toujours présente cinq ans après sa carrière d’enfant prodige et son titre mondial ? Ou bien comme toutes les autres, Lipnitskaia, Sotnikova, Radionova, Pogorilaya, Samodurova, Zagitova ? Auquel cas elle aurait passé le pic de sa carrière avant de pouvoir présenter son immense talent athlétique en compétition internationale …
Sa frimousse souriante et généreuse porte tout l’espoir du monde. « Je veux garder mes quads quoi qu’il arrive », affirme-t-elle d’une voix résolue.
On le lui souhaite de tout cœur : pourrait-on imaginer que cette révolution, qu’elle a lancée, se fasse sans elle ? « On verra … On verra … », conclut son entraineur, soucieux, à Turin. « Une carrière de patineur est si courte », constatait Eteri Tutberidze en 2016. La fin brutale de cette saison peut peser si lourd, dans la vie d’une patineuse !